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L’Etat marocain : De la dévalorisation à la revalorisation *

 

Le Maroc a connu, au lendemain de la conquête musulmane, un vaste processus d’organisation politique pour se doter d’une structure étatique répondant aussi bien aux exigences de la nouvelle foi qu’à celles des contraintes politiques précises. La tentative qui semble avoir le plus réussi dans la durée est celle qui a donné naissance à l’Etat schismatique des Berghwâta sur le versant atlantique par des tribus berbères d’origine Masmouda, regroupées sous l’étendard de çalih, un kharijite de tendance çufrite qui s’est proclamé Prophète et a composé une religion  éclectique [1]. Malgré sa longévité (plus de quatre siècles) due à des conditions écologiques particulières, l’Etat hérétique des Berghwâta n’a pas réussi à propager son idéologie et à étendre ses structures au-delà de la plaine atlantique sur les autres régions du Maroc.

Il faut attendre la fin du VIIIème siècle pour assister à l’avènement du premier Etat marocain qui doit sa fondation à un refugié politique chiite de l’Orient, Moulay Idris Ben Abdellah, descendant d’Ali, gendre du Prophète. Le noyau fondamental de cet Etat a été constitué par la tribu berbère des Awraba.

L’avènement des Idrissides (788-904) dans un pays en lambeaux, déchiré par les dissidences religieuses, peut s’inscrire à plusieurs égards dans le prolongement naturel des tentatives d’organisation hérétique qui se sont produites au Maroc depuis la conquête musulmane[2]. Toutefois il s’en distingue qualitativement au moins par un trait fondamental : l’ambition de l’unification politique et religieuse du pays. Par la suite, l’Etat marocain a subi une longue évolution historique dont on peut distinguer deux cycles successifs : l’Etat Impérial (celui des Almoravides, des Almohades et des Mérinides) et l’Etat Makhzan (celui des dynasties chérifiennes des Saâdiens et des Alaouites).

Deux tentatives dominantes semblent se dégager des différents travaux théoriques relatifs à l’Etat marocain précolonial : une tendance qui s’efforce de dévaloriser le phénomène étatique et dont la traduction la plus manifeste est représentée par l’Ecole coloniale française et l’Ecole anglo-saxonne des segmentaristes, et une autre tendance qui s’évertue à le revaloriser en exaltant sa persistance et son omniprésence au fil des siècles et qui trouve son expression la plus adéquate dans ce que l’on peut qualifier « l’Ecole nationaliste ».

          Dans les limites de ce que peut offrir le cadre de cet article, nous tenterons un essai succinct de systématisation de ces deux courants théoriques tout en essayant de faire ressortir leurs limites fondamentales respectives.

 I- Les théories de dévalorisation de l’Etat marocain précolonial

Aucune analyse sérieuse du système politique marocain précolonial ne peut passer sous silence l’analyse d’Ibn khaldûn. En effet, celui – ci- a pu « nous donner le fil d’Ariane à travers le labyrinthe » [3] en saisissant la dialectique des rapports qui traversent l’Etat et la société dans le Maroc précolonial. De manière générale, le modèle théorique khaldûnien condamne l’Etat marocain précolonial à une succession ininterrompue d’écroulements et de recommencements[4]. Si l’analyse d’Ibn khaldûn est, dans son ensemble, profond et pertinent à plusieurs égards, son interprétation négativiste a donné les soubassements théoriques à la conception de l’Ecole coloniale française et dans une moindre mesure, à l’école anglo- saxonne des segmentaristes[5].

 

A- L’Ecole coloniale française

Pour rendre compte de l’ensemble des tentatives théoriques de l’Ecole coloniale à propos de l’Etat marocain anté colonial, nous proposons deux formules qui reflètent fidèlement la tendance générale de la littérature coloniale à dévaloriser le phénomène étatique : « L’Etat Fiasco » et « l’Etat moitié ».

1- « L’Etat Fiasco »

Cette figure théorique traduit dans la littérature coloniale une position maximaliste péchant par négativisme, représentée brillamment par E.F. Gautier, auteur des « Siècles obscurs du Maghreb »[6].

Selon l’auteur, l’histoire politique maghrébine (de l’Etat et de la Nation en particulier) pourrait se réduire en une seule formule : «le fiasco total » : « voilà le problème qui domine toute l’histoire maghrébine, qu’on retrouve à chaque page. Dans nos histoires nationales européennes, l’idée centrale est toujours la même, par quelles étapes successives s’est constitué l’état, la nation. Au Maghreb inversement, l’idée centrale est celle-ci : par quel enchainement de fiascos s’est affirmé le fiasco total ».

Dans ce « vide », cette « aridité inexprimable » E.F. Gautier reconnaît que «le Maroc est un pays dont l’histoire doit être écrite à part » toutefois, il est imperturbable quant à ses conclusions générales. L’Etat marocain précolonial est selon l’auteur « Un Etat – champignon qui pousse en une nuit et moisit en une matinée ».le grand empire Almohade qui a marqué l’âge d’or de l’histoire politique marocaine, n’échappe pas, selon lui, à la règle : « l’empire Almohade, comme le Fatimide, a été un empire champignon, avec une rapidité extraordinaire, il a propagé son mycélium jusqu’à l’autre bout du Maghreb, jusqu’à Tunis ».

Si E.F. Gautier est le meilleur représentant de cette position nihiliste, il n’est pas le seul à tenir ce type de discours. En effet, selon une littérature surabondante de la même école coloniale, l’Etat marocain précolonial ne serait en définitive qu’une simple « fiction » et une « mauvaise réunion de tribus et de factions»[7] et un « agglomérat de quatre à cent petits Etats »… bref, un vaste «chaos de tribus »[8].

2- « L’Etat moitié »

Une autre thèse beaucoup plus élaborée et largement plus répandue que la précédente dans la littérature coloniale présente le Maroc comme étant divisés en deux « entités hétérogènes et hostiles » : le blâd- al – Makhzan et le blâd as- sïba. La conception coloniale évoque cette division comme une constante de l’histoire et situe son apparition à l’époque de la dynastie Mérinide[9].

Il ressort de cette thèse que l’état marocain précolonial est un « Etat manqué » du fait qu’il n’a jamais réussi à exercer pleinement sa suprématie sur l’ensemble du territoire marocain.

En effet, selon une littérature coloniale abondante, l’Etat, dans l’ancien Maroc, n’a établi son contrôle effectif que sur une portion infiniment réduite du territoire ne représentant qu’un cinquième de l’empire. «En premier lieu, souligne E.M. Bellaire, le Makhzan avec son sultan, son organisation, ses vizirs, ses tribus arabes, guiches et naïbas, en un mot tout ce qui concerne le Maroc officiel… Cet organisme représente environ le cinquième du territoire »[10].

Cette dichotomie d’ordre politico-spatial repose également sur une antinomie à substratum biologique profonde traduisant «l’éternelle opposition », de « deux espèces biologiques » , les nomades et les sédentaires, l’Arabe étant assimilé au nomade et le berbère au sédentaire.

L’Etat marocain précolonial est demeuré un Etat moitié parce qu’il a été « impuissant à terminer sa conquête et à l’organiser et il n’est pas arrivé à absorber à son profit la vitalité berbère, à se l’assimiler »[11] .

Sans nous étendre sur cette question il faut signaler que cette théorie de l’antinomie irréductible entre l’Arabe et le Berbère dont on trouve déjà trace dans l’œuvre d’Ibn khaldûn, estime que l’Arabe- nomade porte la responsabilité historique de la faillite du projet étatique et de toutes les déchirures, les tensions, les frondes qu’ont connu les rapports Etat/ société dans le Maroc anté – colonial.

Se fondant sur cette image diptyque faussement présentée, la thèse coloniale conteste la légitimité du Makhzan et lui dénie toute forme de souveraineté et toute prétention à représenter l’ensemble de la société.

Certaines en déduisent l’existence d’un «Maroc intérieur » et d’un «Maroc extérieur », d’autres vont plus loin en considérant le Makhzan, comme une simple expression diplomatique ne répondant à aucune réalité politique[12], «  Un fantôme … créé de toutes pièces par les puissances occidentales ».

En définitive, cet Etat- moitié a servi « de raison légitime » à la colonisation du pays « c’est d’ailleurs, écrit E. M. Bellaire, cette impuissance du makhzen à établir son autorité effective dans toutes les régions de l’Empire qui a autorisé notre intervention et l’établissement du protectorat ».

B- L’Ecole anglo- saxonne des segmentaristes

S’inspirant principalement des travaux de E. Durkheim et d’Evan Pritchard, plusieurs chercheurs anglo- saxons ont essayé d’appliquer le modèle segmentaire à la structure socio- politique du Maroc précolonial. D’aucuns n’ont pas hésité à le plaquer sur le système politique du Maroc ancien et moderne[13].

Cette approche segmentaire tend à dévaloriser le phénomène étatique dans le Maroc précolonial soit en déniant complément son existence soit en le soumettant à la logique segmentaire, autrement dit au primat des rapports de parenté.

1- Le système segmentaire ou la société marocaine sans Etat.

Sans remonter aux origines zoologiques du concept[14], nous pouvons qualifier des sociétés de segmentaires « pour indiquer qu’elles sont formées par la répétition d’agrégats semblables entre eux, analogues aux anneaux de l’annelé ».

Le système segmentaire est donc un jeu de « fission et de fusion » qui suppose que les différents segments se ressemblent et différents segments se ressemblent et diffèrent en même temps, ils s’opposent à un point inférieur. Un célèbre proverbe arabe est souvent cité par les tenants de la segmentarité pour résumer le principe d’une organisation segmentaire : « Moi contre mes frères, mes frères et moi contre mes frères, mes frères et moi contre mes cousins, mes cousins, mes frères et moi contre le monde ».

Plusieurs tentatives pour « marocaniser » le système segmentaire ont été exercées sur différents espaces (Rif, Atlas, Doukkâla…) et sur un cadre humain diversifié (arabes, berbères)[15]. Ces tentatives appellent deux remarques fondamentales :

- En appliquant la segmentarité à la société marocaine, on tend à figer d’une manière ou d’une autre cette société dans un stade prépolitique en déniant l’existence de l’état car la théorie segmentaire a été élaborée pour étudier les sociétés préétatiques sur la base d’une interprétation des rapports sociaux, politiques et culturels qui animent de telles sociétés.

- L’absence d’institutions politiques spécialisées et le «self maintaining order » sont parmi les implications fondamentales du système segmentaire. Or comment peut – on oublier une seule fois, dans le cas marocain, ce «dieu sacré mortel » qu’est le Makhzan en tant qu’institution spécialisée génératrice d’un type particulier de rapports étatiques ?/ Comme le remarque à juste titre P. Pascon à propos du Maroc du XIXème siècle, la société marocaine « n’est segmentaire que tant qu’on oublie l’existence de familles et de lignages en bas et celle du pouvoir makhzénien en haut. Elle n’est segmentaire ni dans la microsociété ni dans la macro- société.  Sa segmentarité, en fait, est une forme de fuite devant l’imminence de la prise du pouvoir caïdal à un niveau intermédiaire entre le lignage et l’Etat centralisé ».[16]

2- Le Maroc: un état segmentaire?

Si le Makhzan apparaît comme le grand absent dans les analyses segmentaires, J. Waterbury dans son " Commandeur des croyants " se présente comme le seul segmentriste qui a abordé la problématique de l'Etat marocain précolonial en le soumettant  à un examen segmentaire. Toutefois, pour séduisante qu'elle soit, cette analyse tend à dévaloriser le phénomène étatique en lui appliquant la méthode du fractionnement du pouvoir et en l'assujettissant au déterminisme des seuls rapports de parenté.

Se fondant sur les travaux d'E. Pritchard relatifs à la segmentarité et  sur les analyses de M. G. Smith qui postule que " l'action politique est inséparable de l'organisation segmentaire", J. Waterbury, tout en dressant le profil segmentaire de la société politique marocaine, estime sans la moindre démonstration que " le Maroc est un Etat segmentaire au sens le plus large et aussi du fait que pendant des siècles, la population a été organisée en lignages segmentaires". Dans le même ordre d'idées, l'auteur nous apprend que la division du pays au cours de l'histoire en blâd- al- Makhzan et blâd as- Sîba n'est en définitive que le reflet de la logique segmentaire: "Bled- Makhzan et  bled- Siba ont vécu pendant des siècles en une sorte de symbiose, d'interdépendance et d'hostilité caractéristique des sociétés segmentaires. Leur antagonisme est le reflet, à l'échelle nationale, des frictions engendrées par l'âpre dispute autour d'un patrimoine auquel on ne veut ni ne peut renoncer".

Si les deux "blâd" n'ont pas été définitivement scindés l'un de l'autre, ce n'est, selon l'auteur, qu'en raison de la fluidité des segments, de la mobilité des individus qu'implique tout système segmentaire[17] .

Il est incontestable, à notre sens qu'à certaines époques historiques, la physionomie de l'Etat marocain a été imprégnée de logique segmentaire. Cependant très tôt, l'Etat, par sa fonction économique d'extorqueur, par son rôle politique d'unificateur et son statut de représentant de l'Islam occidental, a estompé les rapports de parenté.

De même ramener la dichotomie blâd al – Makhzan/ blâdas- sïba à un simple jeu segmentaire ne nous paraît pas correspondre à la réalité historique que d'ailleurs la théorie segmentaire ignore totalement.

II- Les conceptions de revalorisation de l'Etat marocain précolonial

Ces conceptions sont apparues au lendemain de l'indépendance du pays. Elles ont pour dénominateur commun d'avoir été conçues par des auteurs marocains dans un grand effort pour déposséder l'histoire politique marocaine du lourd " crâne" colonial.

Bien que se situant à des niveaux d'approche différents, les réinterprétations et les analyses de " l'école nationaliste" qui se sont évertuées à réhabiliter le phénomène étatique dans le Maroc précolonial, peuvent être ramenées, de manière générale, à  deux conceptions fondamentales: la conception juridico-politique et la conception historico documentaire.

A- La conception juridico - politique

Cette conception juridico- politique se présente sous deux formes plus ou moins variées: Une forme qui met l'accent sur la notion de la "bey'a" dans l'analyse de l'Etat marocain anté-colonial et une autre forme qui axe son explication sur la notion " de participation".

1- Etat et " bey'a".

La thèse juridique la plus controversée est certainement celle de M. Lahbabi [18]qui considère la bey'a, en tant que contrat social reposant sur la concordance de la volonté de celui qui est censé accéder au titre du commandement suprême (Sultanat) et celle des représentants tacites de la communauté (Ulémas, notables), comme le fondement principal du pouvoir politique dans l'Etat précolonial.

Selon l'auteur, la division du pays en blâd al – Makhzan et blâd as- sîba est due essentiellement à l'institution coutumière de la bey'a. "C’est une institution qui, en réalité, écrit- il, joue un rôle considérable dans le droit public du pays, institution qui explique dans une large mesure la division politique du Maroc en ce que l'on appelle bled- Makhzen/ bled- Siba". Aussi M. Lahbabi considère-t-il l'obéissance des tribus au Sultan comme une discipline librement consentie. La région, la ville ou la tribu qui n'a pas présenté la bey'a au sultan peut, en droit, librement préserver sa propre autonomie tout en reconnaissant le pouvoir spirituel au sultan. M. Lahbabi, tout en reconnaissant que la bey'a n'a pas toujours été un acte volontaire, estime que le pouvoir central l'a toujours sollicité pour établir la théorie du consentement du pouvoir.

Si l'interprétation juridique de M. Lahbabi, notamment l'aspect contractuel de la bey'a et son extrapolation rousseauiste, n'est pas sans intérêt, elle présente toutefois la faiblesse d'être traversée par un certain idéalisme juridique et d'être motivée par des considérations plus politiques et idéologiques que théoriques.

2- Etat et " participation"

Cette thèse est soutenue par A. Laroui qui commence tout d'abord par dénoncer l'ethnocentrisme aveuglant des auteurs coloniaux qui réduisent à un seul type les diverses formes historiques de l'Etat. " Lorsqu'on emploie le terme "Etat", écrit-il, soit pour affirmer son existence au XIXe siècle, soit pour la nier comme  le font Gautier et Terrasse, on emploie un mot vide, surtout lorsqu'on a dans l'esprit une certaine idée de l'organisation étatique comme une structure immuable des sociétés  humaines, c'est d'organismes politiques qu'il s'agit…"[19].

L'auteur soutient également que la fameuse bipolarité du système politique marocain traditionnel n'est en définitive qu'une question de " participation" ou de " non participation" au pouvoir. Après avoir réduit le contenu différentiel entre l'Etat et son espace dissident à quelques minimes attributions administratives et judiciaires, A. Laroui estime que "Plus ce dernier (le Makhzan) éloigne de groupes, plus les zones de Siba, passive ou offensive, augmentent, plus la ligne de démarcation se creuse entre participants et non participants au pouvoir central"[20]. Il ajoute, dans le même ordre d'idées, que :"… partout, nous constatons cette volonté de participer au makhzan, loin de viser à la détruire, on veut s'y intégrer, loin de se défendre, on attaque…".

L'interprétation du système politique précolonial par A. Laroui en fonction de " la participation" ou de la " non participation" ne constitue à notre avis qu'une version plus moderne de celle de M. Lahbabi, puisqu'elle va chercher la notion  de "participation" dans les récentes investigations des politologues. Elle comporte par conséquent les mêmes limites.

3- La conception historico-documentaire

Cette conception s'est efforcée sur la base des recherches historiques, documents à l'appui, de rétablir le fait étatique dans sa plénitude depuis son avènement au XIXème siècle jusqu'à la pénétration coloniale. Il en ressort que l'Etat marocain a longuement précédé la formation de la nation dont les éléments constitutifs ne se manifesteront qu'à partir du XVIème siècle [21].

Cette conception a également tenté de mettre en cause la dualité du système politique dans le Maroc précolonial.

Usant d'une démarche philologique, A. Laroui pense que la division du pays en blâd al Makhzen et blâd as- sîba ne remonte finalement qu'à la seconde moitié du XVIIIème siècle et " qu'elle doit beaucoup plus aux observateurs étrangers qu'à la réalité".

Germain Ayache, quant à lui, tout en nous mettant en garde contre une tendance communément admise qui consiste à ne voir le fait étatique que dans une structure centralisée[22], remarque que la terminologie blâd al Makhzan/ blâd al- sibâ est absente dans la documentation d'Etat. Il réfute en conséquence la notion de blâd as-sîba" que les Européens ont érigé en citadelle de la plus âpre dissidence". Il n'accepterait de parler de dissidence que dans le cas où les tribus sollicités auraient refusé leurs concours" à la solution des problèmes posés devant tous les pays: la défense extérieure, la solidarité face aux fléaux de la nature…". Il propose, en revanche une approche historique qui tend à prouver l'existence des liens constants entre le Makhzan et les tribus marocaines "dissidentes" et à mettre en relief la fonction d'arbitrage dévolue au Makhzan[23].

S'il est vrai que l'Ecole coloniale a "usé et abusé" dans son analyse de l'Etat marocain précolonial de ce concept clé " blâd al- Makhzan/ blâd as- sîba" pour pouvoir présenter d'un côté le Maroc comme un pays qui vole en éclats, et, de l'autre côté," la mission civilisatrice de la France" comme un agent d'ordre, de stabilité et d'unité, les critiques émanant principalement d'auteurs marocains apparaissent beaucoup plus motivées par des considérations d'ordre idéologique, le nationalisme en l'occurrence, que par des raisons d'ordre théorique.

Cette constatation est d'autant plus frappante que certains auteurs n'ont pas hésité à pousser leurs conclusions jusqu'à nier quasiment l'existence d'une quelconque dichotomie dans le système politique marocain anté-colonial.

Cet "excès de nationalisme", qui par ailleurs, est parfaitement compréhensible pour un Etat comme le Maroc, nouvellement indépendant, en quête de son identité et de sa mémoire et dont les intellectuels ont justement pour objectif d'exorciser les vieux démons du colonialisme moribond, constitue lui aussi sur un plan théorique, il faut bien l'avouer, un handicap sérieux pour une analyse approfondie, sereine et objective de l'Etat et son espace.

En ramenant tout à l'unicité (l'Etat, la Nation) l'idéologie nationaliste n'a pas échappé au piège du réductionnisme occidental. Son discours étatiste qui rattache la vie du moindre hameau à la toute puissante instance étatique, occulte les particularités, les diversités, les contrastes et les antagonismes qui constituent le bien privilégié de la dynamique sociale et politique du pays et risque de biaiser la spécificité du système  politique marocain et particulièrement celle de l’Etat. Etat traditionnel et musulman, voilà nous semble-t-il, le double champ théorique et culturel dans lequel devrait s’inscrire toute tentative de compréhension de l’Etat marocain précolonial.



*Paru in "Al Assas" mars 1992.

[1] - Sur cette question, voir Sloush.N, L’Empire des Berghwala et les origines des blad-es- Siba, Hesperis, Tome X, n°3. 1910, pp.390-400, voir également Khalfal Abidi (Ibrahim),.Les Berghawata au Maroc( 542/127) Casablanca Ed. Al Jâmia 1983.

[2] - Au nord, dans la région rifaine, au cœur de la confédération des Ghomara, un Berbère nommé Hamim s’est proclamé Prophète et a tenté de berbériser l’Islam. Deux autres pouvoirs politiques se sont constitués à Nakkur (près de Melila), et à Ceuta.

Au Sud, également dans la région du Souss, une petite communauté chiite, les Bajalya, a été fondée par Ibn Warsamd Albajali qui recommandait la prière suivant la doctrine chiite et ne reconnaissait l’Imamat qu’aux descendants de Hassan, fils d’Ali

[3] - Gautier (Emile Félix), «Les siècles obscurs du Maghreb » Paris, Ed. Payot, 1927, p.83

[4] - Jacques Berque exprime ce cercle vicieux en écrivant « ce qui nous frappe certes, c’est la terrible aptitude de la société à retomber au même point mort .Quelle illustration pour l’hypothèse de Vico. Et avant Vico, il n’est pas surprenant que la réalité maghrébine ait nourri la première et non l’une des moindres philosophies modernes de l’histoire : celle d’Ibn khaldûn »., in Histoire rurale maghrébine, Tanger- Fès, Ed Internationales, 1938, p.201 .

 [5] - Dans ce sens E. Hermassi écrit « Asabiyah dénote également la tendance à la segmentation. Ainsi, lorsqu’Ibn khaldûn emploie ce terme en parlant des obstacles à l’établissement d’une dynastie dans les sociétés fragmentées, il ne lui prête pas le sens de cohésion sociale. L’usage du terme dans le sens de segmentation est  prête pas le sens de cohésion sociale. L’usage du terme dans le sens de segmentation. Ainsi lorsqu’ Ibn Khaldùn emploie ce terme en parlant des obstacles à l’établissement d’une dynastie dans les sociétés fragmentées, il ne lui prete pas le sens de cohésion sociale. L’usage du terme dans le sens de segmentation est particulièrement clair dans plusieurs passages, in Hermassi, Etat et société au Maghreb, ed.Anthropos, 1957, pp. 22-23. 

[6] - Gautier (Emile Felix), « L’Islamisation de l’Afrique du Nord, les siècles obscurs du Maghreb », Paris, Payot, 1927

 

[7] - Bernard, A, Le Maroc, Paris, F. Alcan, 1915,3è Ed., p.238.

[8] - Ibid.p.p.235-236, l’auteur écrit par ailleurs que « non seulement le Maroc n’est pas un Etat centralisé, mais ce n’est pas un Etat du tout au sens européen du mot », p.236.

[9] - Voir Michaux Bellaire : « L’organisme marocain « revue du Monde Musulman, 1909 vol 9, p.14.

[10] - Ibid p.42. Dans le même ordre d’idées, Maudit (René) écrit : » D’une part, le Makhzen, l’empire chérifien proprement dit, limité aux plaines atlantiques… formant environ le tiers du Maroc » in « le Makhzen marocain », Bulletin du Comité de l’Afrique Française, 1903, n° 12, p.293.

[11] -Michaux Bellaire.op cit, 1909, vol 9, p.43

[12] - Terrasse.H. Histoire du Maroc, Casablanca, Ed. Altantides, 1950, Tome II p.360.

[13]-Waterbury (John), Le commandeur des croyants : La Monarchie Marocaine et son élite, Paris, PUF, 1975.

[14] - Voir Paul Pascon, « Segmentation et stratification dans la société rurale marocaine » in structures et cultures précapitalistes, colloque 1976, Vincennes, Anthropos, 1981, pp.429,446.

[15] -Il s’agit d’E.Gellner Saint of the Atlas, London, Weiden feld and Nicolso, 1969, de D. M. Hart, the Aît Waryaghar of the Moroccan Rif, colin M. Tyrnbull editor, 1976.

[16] -Pascon.P., cité par khatibi (A) «hiérarchies précoloniales les théories » in Bulletin économique et social du Maroc, Rabat, n° double, XXXIII p.57.

[17] - «En réalité, écrit J.Waterbury, et à cause de la mobilité des individus entre les segments, le chevauchement des statuts et des rôles était plus fréquent. Des tribus de langue arabe n’ont jamais été toutes soumises au Makhzen, pas plus que n’ont été dissidentes toutes les tribus de langue berbère. Les gens du blad ont toujours fait la navette entre la ville et les campagnes… Ces relations atténuaient l’hostilité entre bled – Makhzen et bled Siba mais ce sont les échanges commerciaux qui ont le plus contribué à leur interdépendance » p.94.

[18] - Lahbabi (Mohamed), le gouvernement marocain à l’aube du XXème siècle, Casablanca, Imprimeries Maghrébines, 1958.

[19] - A. Laroui, L’histoire du Maghreb, essai de synthèse, Paris, E. Maspero, 1970, Tome I p.116.

[20] - A. Laroui, Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocain (1830-1912) Paris, F. Maspéro, 1977 p.182.

Selon l’auteur, « Il s’agit pour les chefs d’une question de participation et pour leurs partisans, d’un équilibre à rétablir ou à maintenir dans les échanges avec le makhzen », Id. Ibid.

[21] - Voir Hajjoui (Mohammed), «  L’idée de nation au Maroc et quelques uns de ses aspects au XVIème siècle » in Hesperis- Tamuda, Vol IX, Fasc.I, Ed. Techniques Nord africaines, Rabat 1968.

= Voir également El Menouni (Mohammed),  «  Apparition à l’époque mérinide et ouatasside des éléments constitutifs du sentiment national marocain », in Hesperis- Tamuda, Vol .IX, Fasc.II 1968, pp.219-288.

[22] - « Habitués aux choses d’aujourd’hui, « écrit-il on ne vent croire à la consistance d’un Etat que s’il se manifeste, près du moindre hameau, par un gendarme, un juge, un percepteur et d’autre fonctionnaires, tous désignés de la capitale. On oublie que ce dispendieux centralisme est un luxe récent et qui déjà suscite de vives réactions. On oublie que naguère, même en Europe, dans des Etats bien charpentés, plus d’une ville jouissait de franchise, mainte province conservait ses Etats, qui d’année en année marchandait au roi leurs contributions ». Etudes d’histoire marocaine, p.212.

[23] - Selon G. Ayache, le Makhzan n’aurait jamais pu se maintenir aussi longtemps s’il avait pour unique raison d’être, comme le soutient la conception coloniale, d’amasser les impôts et de sévir contre les communautés tribales dissidentes. » Son rôle entre autres choses, écrit- il, était, en principe et en fait de maintenir entre tribus, une coexistence pacifique… », «La fonction d’arbitrage du Makhzen », in Etudes d’histoire marocaine p.164.


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